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«  Maman, c’est Christian…

- Eh bien ? Qu’est-ce qu’il a, Christian ? Il a fait une bêtise, encore ?

- Non, c’est moi, je suis…

- Oh, ils sont impossibles à vivre, tous les trois, surtout Roland. Pierre a tenu le choc, mais je comprends qu’il ait craqué. »

    Je détourne les yeux de la vieille dame à demi-couchée dans son lit d’hôpital. D’ici, on ne le voit pas, mais elle est attachée au lit. Je le sais, c’est ma mère qui me l’a dit. Mon père esquisse un sourire. « Tiens, je la dirais à Roland, celle-ci. » Il tient bien le choc, il paraît peu affecté mais il a toujours été comme ça. Il cache tout, c’est un don, chez lui, de cacher sa tristesse. Dommage, je n’en ai pas hérité. La vieille dame s’adresse au fauteuil en-dessous de la télé. Il n’y a personne, dans ce fauteuil, c’est bien ça, le problème. Je crois qu’elle s’adresse à feu son mari. Elle le critique, elle dit qu’elle n’en peut plus, qu’elle est énervée, et où a-t-elle encore caché l’argent de ses économies ? Ma mère intervient, elle sait parler aux gens, aux malades, aux handicapés. J’espère pouvoir parler comme une véritable oratrice, plus tard.

« L’argent, vous l’avez rangé, ne vous inquiétez pas comme ça…

- Mais ils m’énervent, les trois ! Oooh, je suis énervée, ça y est. Pfuit, la moitié de l’héritage. »

    Nous rions nerveusement. J’ai comme un sanglot dans mon ventre, il ne demande qu’à remonter dans ma gorge, mais non, je résiste, ça pourrait faire craquer mon père et je ne veux pas voir ça. Cette vieille dame n’est pas la grand-mère que je n’aime pas bien. Elle n’est pas celle que je connais. Quelques pas dans les couloirs, la porte de la chambre est ouverte, elles le sont toutes, nous nous retournons et c’est un interne. Ici, tous les médecins connaissent les patients et leurs cas sur le bout des doigts.

« Elle est plutôt calme, aujourd’hui !

- Mais elle a des hallucinations…

- Ah. Oui. C’est embêtant…

- Et du côté de son… ?

- L’œdème s’est beaucoup résorbé, c’est encourageant pour la suite. Mais on ne sait pas encore à quel point son cerveau a été touché, et si elle retrouvera toutes ses facultés un jour. »

    Elle a 90 ans. Elle a bien vécu. Je sais en la regardant qu’elle ne sera plus jamais capable de nous reconnaître. Je ne sais pas pourquoi. Mes trois semaines d’hôpital dans toute ma petite vie de fille de 17 ans m’ont appris pas mal de choses. Dès le premier soir, je savais en entendant la toux du gamin qu’il ne guérirait jamais. Effectivement, il avait une mucoviscidose. Et dans le même cas, le cerveau de ma grand-mère est trop vieux pour récupérer, c’est impossible et nous le savons. Nous l’observons manger, et mon père, un sourire dans la voix, fait remarquer à ma mère qu’il y a un réel progrès : elle mange seule, sans aide. Mais encore les hallucinations. Elle me donne une perle, fictive.

« Tiens, pour la demoiselle qui a le sourire. C’est bien d’être de bonne humeur, dans la vie. Une perle violette, la plus belle !

- Merci beaucoup… »

    Je me tourne vers mes parents, qui soupirent. Réel progrès, on ne sait pas, finalement. Nous sortons de l’hôpital, je rallume mon portable. Je sais précisément à qui je veux envoyer un message, et son contenu. J’ai envie de pleurer. Je ne veux pas être seule, il me faut sa présence, mais c’est impossible, impossible, impossible. Dès que l’odeur de désinfectant s’éloigne, nous recommençons à respirer. Mon père garde les mains sur le volant, les phalanges blanchies. Ma mère l’embrasse, je baisse les yeux. Ishtar me fera autant de bien qu’un baiser.